La main mise sur le paysage, le printemps marque encore de son empreinte digitale la vigoureuse et profuse végétation poussée haut. Il dessine la ligne de vie de mon horizon, les travaux à venir.
Le mois d’avril s’en fut en vrille orageuse. Mai apporta son lot d’humidité, et, en vague souvenirs, gît-, boulé par l’averse de juin.
La pluie m’accueille à la sortie de la voiture. La tête rentrée en mon col dressé, je me presse à ouvrir la porte de ma chaumière. Bien au sec, je quitte mon paletot gouttelant, pose ma valoche, vide mes poches. Pas à pas, j’abandonne clés et papiers sur les -tables du salon et du séjour, reprend possession de mon pré carré. Je m’arrête et accoudé à la rambarde, mon regard s’attarde sur mon petit espace vert où dame Terrapene s’agite sans faire de foin tandis que son époux, toujours engoncé en sa carapace, le museau posé sur ses pattes croisées, ne semble pas avoir bougé un doigt de pouce depuis une paille, date où je pris du champ afin d’accomplir mon emploi.
Dehors, une embellie soleilleuse brillante le gazon et le potager d’une pluie grelottante de perles diamantines, se carre et embrasse la porte fenêtre, m’invite à quérir quelques bêtes à cornes, gras arions qui se ramassent non sans grimaces. En mon absence, ces adorables et flaccides bestioles, fans de pommes de terre, se sont faufilées en vache dans l’ombre des frondaisons. Elles ont boulotté, effeuillés des plants entiers, ceignant les moignons délaissés d’un laid filet irisé de bave séchée.
Face aux dégâts, je rêve d’un plan anti-loche, d’un troupeau de Terrapenes libéré parmi mes plantations, bottant l’adhérent hors de mes rangs. Je rumine une idée écologique, de lutte raisonnée point cocottée du sentiment rancuneux. Dans un futur proche, Je songe à déménager, à me trouver un terrain près de la mer, d’y installer un poulailler contigu à mon potager et, au moment propice, d’y lâcher des nègres soies et autres poulettes toujours promptes à la becquetance. Et d’un trait de plume, que trépasse, la grasse limace.
La semaine dernière, attablé en soirée dans un estaminet Lillois, je m’en ouvrais à un collègue de campagne qui me parlait poule et de sa retraite prochaine. Par retour de politesse, il m’interrogeait sur mes projets, sur mon éventuel désir de quitter au plus vite le métier. A vrai dire, nous ne nous connaissions pas sinon de vu mais il avait eu vent de mes aventures. La dernière avait fait grand bruit. L’écho avait alimenté les infos et conséquemment, avait alerté mes proches qui, ne sachant rien de mon activité du moment, d’instinct, avaient supposé à raison mon implication.
La curiosité de mon interlocuteur en était piquée. Il me sondait, cherchait une trace de commotion derrière ma sereine humeur. Un peu déconvenue, il revint sur mes hasardeuses rencontres, sur ces gens qui me font face, demeurent dans le silence et se tuent. A ses paroles, il plongea son regard dans le mien, espéra y trouver le trouble, une once de faiblesse à sa hauteur ou du moins, comprendre « cette force spéciale qui m’animait ». Que dire sinon, sans gager de l’avenir, je ne souffrais pas de mes mésaventures. Je n’étais pas Dieu ou « Bruce Willis »mais les services médicaux, d’ordinaire peu amènes et sourcilleux sur les aspects de la sureté, m’avaient déclaré saint d’esprit, apte à poursuivre mes missions.
Pressentant son élan à se débonder, j’alimentais peu le sujet, le tournais à lui. Je l’accompagnais et lui prêtait mon oreille mais, je l’avoue, pas trop ma complète attention. L’endroit où nous étions installés me ramenait au souvenir d’une plus douce et souriante compagnie. Mes pensées étaient un peu ailleurs. J’observais ma pierre de sucre qui, déposée au creux de ma tasse, se fondait à son milieu. Sans espoir de la revoir, elle imprégnait ce qu’elle touchait d’une puissante manière, se rappelait à ma mémoire, dans le désir et à jamais. Coup de cœur, coup d’adrénaline, je touillais et sirotais mon café, hochait la tête, trempais mes yeux bleus dans le brun regard de mon collègue dont la voix me remmenait à la réalité. Il consommait mon temps avec une ferveur logorrhéique, me contait ses déboires.
J’étais au petit noir, lui était déjà un peu gris. Il levait le verre, versait dans les idées profondes, mêlait alcool et pensées poétiques. Il devenait mélancolique. Il se penchait sur son passé, sur ses amours défunts, sur son Estelle envolée.
D’une timide clarté, les lanternes de la place suspendaient le couvercle de la nuit tombée, apportaient l’ombre circulaire nécessaire à ses confidences, me confondait dans le décor. A tous propos, mon acolyte saisissait sa girafe, se rinçait la dalle, s’oubliait dans le jus houblonné. Ses tourments s’en trouvaient mis en bière, noyés dans une dipsomanie matelassée de mousse. Il n’avait plus la patate et pour revenir aux miennes, à mes oignons et abandonner cette inconvenante digression, à cette heure et à croupetons dans mon jardin, je glane.
Sous l’aisselle des feuilles parmentières, je ramasse une visqueuse provende. Préalablement enferrer d’une lame de couteau, j’apporte ce glutineux repas à ma petite dame Terrapene. Mais en m’approchant d’elle, d’emblée, je sais que son agitation ne provient pas d’une irrépressible faim. Elle et moi sommes un vieux couple. Point n’est besoin de mot, à force de se coudoyer, chacune de nos mimiques, expressions ou gestes, devient une pantomime significative, suffit à nous comprendre, anticipe le sens de l’action à venir. Je lis l’essentiel en elle ou presque. Elle me devine, ne s’effarouche pas de ma présence, vient souvent inspecter le bout de mes doigts pour se régaler d’une friandise à la tartare.
Je la laisse donc aller à sa recherche et m’en vais préparer mon déjeuner.
Tandis que je fristouille mon repas, songe à l’idée prochaine de me fricasser des escargots farcis au beurre et fines herbes de ma province, de furieux grattements attirent mon attention. Dame Terrapene ne fut pas longue à trouver son dormassant mari. Elle lui tourne autour, le dégage de son lit d’écorces, lui glisse une patte langoureuse sous le plastron mais celui-ci n’est guère disposé, n’a pas la tête à la bagatelle. A travers son peu d’entrain, il lui signifie que, des semaines plutôt, après avoir longtemps attendu ses bonnes dispositions, il l’épousa durant des heures, il mit graine. Bref, aujourd’hui, malgré les efforts de sa belle, il rentre le nez et ne bouge plus d’un fifrelin. Il prétexte une migraine.
Nous aurions sans doute faux de croire que les animaux ne sont que des bêtes.